Comment rendre compte de l’absurdité d’un système politique totalitaire qui écrase tout un peuple, qui broie sa capacité à s’émanciper et à s’emparer seul des rênes pour diriger son pays?

Comment montrer que seul l’Art et plus particulièrement le Jazz, permettent de transcender l’homme dans l’Histoire, ainsi que ses souffrances ?

Lisez ce recueil de nouvelles et vous comprendrez…

C’est à travers huit petites histoires truculentes et anecdotiques qu’Emmanuel Dongala nous rend compte d’un système pervers et inadaptable dans un continent où tout fonctionne autrement : l’Afrique.

Il met bien l’accent sur le clivage entre deux mondes, celui d’un système politique soviétique et dictatorial, qui se veut rationnel et cartésien, et l’autre, le monde des féticheurs et des marabouts (mais ne le réduisons pas qu’à ça) … un monde que l’on ne peut rationaliser, celui de l’Afrique.

La première nouvelle, au titre ironique, « L’étonnante et dialectique déchéance du camarade Kali Tchikati » nous le montre bien. Kali, membre endoctriné et éminent du Parti Unique qui combat féticheurs et pratiques occultes car « contraires au progrès socialiste », réussira-t-il à avoir le dessus sur son vieil oncle « sorcier » ? Lorsqu’il n’arrivait pas avoir d’enfants avec sa femme à qui l’oncle avait lancé une malédiction car il s’opposait à son mariage, voilà ce qu’il en dit : « Tant que ma femme serait physiquement, physiologiquement et gynécologiquement en bonne santé, et elle l’était, je ne voyais pas comment de simples paroles de quelques vieux analphabètes attardés, et dont le raisonnement n’avait même pas atteint un développement prémarxiste, pouvait m’empêcher d’avoir un gosse. »… Mais Kali ne sera pas au bout de ses surprises et de ses peines. Ses convictions idéologiques et son système de pensée rationnel se retrouveront ébranlés. La conclusion de cette nouvelle est très parlante : « … on peut y croire ou ne pas y croire… une chose est sûre cependant, l’Afrique a ses mystères… »

Quand Augustine Amaya récupérera-t-elle sa carte d’identité, perdue par les autorités du Parti Unique ? Tous les jours, elle est obligée de laisser ses enfants, son petit boulot de marchande et de dépenser de l’argent pour se présenter devant le poste de police où elle attend car on la renvoie chaque fois au lendemain. Cette nouvelle est symbolique : c’est l’identité de tout un peuple qui est spoliée. On essaie de lui imposer une identité d’emprunt, mais elle n’est pas compatible avec celle qu’il possède, séculaire, authentique, elle.

Quelle sera l’issue du procès du vieux Likibi accusé par le Parti de sorcellerie mais très respecté dans la région par le peuple car considéré comme le protecteur spirituel ? Dans cette nouvelle nous assistons à un procès en direct, kafkaïen, montrant la vacuité du langage caricatural du juge stalinien duquel se dégage toute l’absurdité d’un régime mortifère. Likibi, vieux résistant à tous les systèmes occidentaux qui se sont succédé dans son pays, incarnation de l’Afrique profonde, dira au chef du village, représentant endoctriné du Parti : « Mouko, tu nous prends pour des imbéciles, ou quoi ? Tu crois que tu as affaire à des enfants ?(…) Si les prêtres et tous les Blancs qui étaient ici avec leurs « mbouloumbouloul » (miliciens coloniaux) n’ont pas réussi à nous faire abandonner nos coutumes qui viennent des ancêtres fondateurs, ce n’est pas toi, ni tes petits militaires au pouvoir qui y arriveront. »

Il a tout dit.

Pouvoir de pacotille.

Ridicule, ce juge ventripotent, qui pose ses « fesses prolétariennes » sur son siège pour ensuite condamner le vieux Likibi, la voix de l’Afrique.

Ridicule, ce « militant modeste » qui veut grimper les échelons pour devenir un membre éminent du parti tout en commençant par s’habiller tout en rouge pour se faire remarquer, dans la nouvelle La Cérémonie ! Dénonciation de l’hypocrisie, de l’opportunisme de ces hommes qui essaient de devenir autres mais qui tout en s ‘éloignant de leur véritable essence, se précipitent vers leur perte.

Le véritable procès, c’est celui de la bêtise humaine, du décalage entre l’Etre fondamental et le Paraître. Des convictions vides, creuses. De l’être face à un néant de Paraître.

Ridicule et cruel, ce parti qui est censé représenter le peuple, donner le pouvoir au prolétariat, et qui ne fait que le dévorer et l’asservir. Y a-t-il un Sauveur qui puisse le libérer ? C’est l’Homme, celui qui a réussi à assassiner le Dictateur (l’Homme, quatrième nouvelle) : « Le peuple écrasé par la dictature bat chaque fois que l’on parle de l’homme ». Mais … est-il encore vivant?

Là, réside tout le tragique.

Nous voyons à quel point la Littérature est le lieu de tous les fantasmes… permettant de rêver la mort de l’oppresseur…

C’est en mettant des hommes simples en face, des gens du peuple qui n’ont rien demandé à ce système politique auquel ils ne comprennent rien, qu’explose l’absurdité d’un régime dictatorial. L’humour caustique et l’ironie mordante de l’auteur sont créés par le décalage entre ces petites gens issues de familles modestes congolaises, leurs réflexions ainsi que leurs réactions (faussement) naïves et une institution qui leur est étrangère et incompréhensible.

Qui peut bien alors les sauver ? Seul l’Art est salvateur. L’Ecriture, pour commencer.

Emmanuel Dongala dénonce une réalité et va plus loin dans la dénonciation, par le Rêve. Rêver d’un monde autre, d’un monde de science-fiction! Comment se libérer de toute cette absurdité du monde d’ici-bas, en pleine Guerre Froide, ubuesque, divisant la planète en deux pôles ? Ce monde où les hommes dressent des frontières entre des « races » (alors qu’il n’y en a qu’une, la race humaine), des couleurs, des religions, des idéologies, des castes, des pays… ?

« Jazz et vin de palme » : nouvelle délirante (la sixième). Celle qui a donné son titre au recueil et premier récit de science-fiction africain. Elle relate l’invasion totale d’extraterrestres sur la planète Terre. Tous les pays se mobilisent pour trouver une solution d’éradication. Et nous sommes en pleine Guerre Froide…

Rêver… de petits êtres bleus (jolie couleur) aux cheveux verts et au sang turquoise… quoi de plus poétique… et d’ironique ? Couleurs, « races », frontières de tous ordres sont ainsi transcendées par ces petits êtres bleus qui finalement ne sont pas si agressifs que ça. Lorsqu’ils atterrissent pour la première fois sur Terre… au Congo, ils font même l’effort de parler en swahili ! Ils se font massacrer par une horde de villageois terrifiés! Quel accueil!

Ils ont réussi à envahir le monde pendant dix ans.

L’ironie et même l’humour noir atteignent leur apogée dans cette nouvelle  p.156-7, lorsque chaque « grand » pays propose sa solution d’éradication. Prenons l’exemple de l’Afrique du Sud, « elle, proposa tout simplement des barbelés, une sorte de ligne Verwoerd autour du lieu de contamination et suggéra de placer le long de cette ligne des soldats de pure race; et pendant qu’on y était, on ferait bien de parquer dans cette zone contaminée tous les Noirs, tous les Arabes, tous les Chinois, tous les Indiens d’Amérique et d’Asie, tous les Papous, tous les Malais, tous les Esquimaux… (Il dut s’arrêter pour reprendre son souffle tant l’énumération était longue.) » Les propositions des autres pays sont tout aussi délirantes.

Et c’est la musique du grand saxophoniste John Coltrane ainsi que le vin de palme, adorés des envahisseurs, qui vont finalement libérer le monde de leur invasion !!…

Cette nouvelle se situe à la charnière entre les nouvelles congolaises et les nouvelles new-yorkaises…

Le recueil, bipolaire, se divise en deux parties, l’une qui se passe au Congo, l’autre aux Etats-Unis.

Cette nouvelle, est un peu comme une transition qui dépasse les limites et les frontières entre les pays. Elle va progressivement nous faire basculer de l’autre côté du mur de glace. En effet, les deux derniers récits sont new-yorkais, et à nouveau réalistes, comme les premiers.

La septième nouvelle, Mon métro fantôme, nous situe à la limite du réel et du fantastique.

Là, le ton change. D’un comique mordant et burlesque dans les nouvelles congolaises, nous passons à une ambiance plus sombre, very new-yorkaise.

Nous sommes au coeur d’une mégalopole, dans un métro sale, sombre et un peu glauque new-yorkais. Là règnent indifférence et anonymat. Le rêve américain, quoi. Une liberté illusoire, finalement. Où il faut « toujours lutter pour une place, pour sa place dans la vie. » Un début de nausée pointe. « Je suis en train de transpirer moi aussi. Le gars à côté de moi pue. Le monde entier pue. » La rame est bondée. Où va le narrateur ?

Finalement, d’un côté ou de l’autre de l’océan, c’est toujours la même chose qui revient. Même s’il s’agit de deux réalités complètement différentes, de deux régimes opposés, de deux continents contraires, de deux blocs qui se font la guerre, même dans le pays du Coca Cola règne une atmosphère sclérosante. « Le train roule, j’ai peur, c’est un train express, un métro fantôme, il ne s’arrête pas, il ne s’arrête pas, il continue à descendre de cercle en cercle, à rouler, à rouler, à rouler… » Quel est donc sa destination ? Le narrateur sait-il où il va ?

La dernière nouvelle est le bouquet final, l’aboutissement d’une quête, qui, par une mise en abyme raconte une quête impossible : celle d’un artiste un peu maudit, d’un musicien de jazz lors d’un passage à vide. Nous ne sommes plus dans la fiction, mais dans un récit purement autobiographique relatant la rencontre authentique d’Emmanuel Dongala avec… John Coltrane lui-même!

Alors on rêve toujours de Messie : qui pourrait libérer la terre si ce n’est J.C., ce saxophoniste en quête d’Absolu ? Le mystique J.C., qui, d’une certaine façon a libéré toute une génération africaine-américaine (et pas seulement) des chaînes mentales de l’esclavage et de la ségrégation, grâce à « l’amour volcanique, pour ne pas dire cataclysmique, qui s’échappait de l’instrument de cet incroyable musicien »! (p.202)

Mais alors que tout reste à faire au Congo (et sur le continent africain ?) en matière de respect des droits de l’homme, nous nous apercevons que dans les années ’60 ce n’est pas mieux aux Etats-Unis pour la femme et l’homme noirs. Alors que l’auteur essaie de se remettre du décès de J.C., alors qu’il se rend compte que l’artiste est encore vivant dans les coeurs et dans les âmes, il se retrouve, en sortant de chez lui, nez à nez avec… une voiture de police : un garçon noir de 13 ans venait d’être tué par un agent blanc…

Eclaboussure, gifle, retour au réel apocalyptique… le combat n’est pas terminé quelle que soit la partie de la planète où la femme et l’homme noirs se situent…

Chaque nouvelle est une perle.

Emmanuel Dongala nous fait vibrer sur la musique de son texte, vibrer sur l’évocation de John Coltrane.

L’écriture est poétique et la dernière nouvelle, le bouquet final, apothéotique.

Un hommage à l’Afrique vraie.

Une dénonciation des faux semblants et des pouvoirs de pacotille.

Un hommage à John Coltrane.

Un hymne aux vrais combats,

aux quêtes authentiques.

Le Livre

    Jazz et vin de palme

Jazz et vin de palme

Emmanuel Dongala

Motif

Achetez ce livre en ligne