« Magie noire »

mise en scène Laurent Poncelet

Théâtre de l’Epée de Bois

le 11 Décembre 2011

Impressions

C’était la dernière.

Explosion de musique, de danse et de Joie.

Accueil chaleureux de jeunes qui mettent l’ambiance.

Spectateurs reçus dans l’allégresse.

Les jeunes viennent chercher des gens du public pour danser avec eux sur la scène.

Deux autres jeunes sont là, assis, avec leur bouteille de bière, bien éméchés…

Une ombre plane autour de cette ambiance festive…

Treize jeunes sur la cène.

Ni tout à fait enfants, ni tout à fait adultes.

C’est avec cette énergie enfantine qu’on les voit danser, les garçons draguer les filles, faire des saltos, jouer de la Capoeira… treize grains de folie…

Corps élastiques, corps souples, corps déhanchés.

Légèreté, insouciance, immaturité.

Mais cette ambiance festive prend fin…

Nuit.

Deux bandes. Violence.

Des embrouilles pour des histoires de filles, des broutilles.

Prêts à se tuer.

Pourtant, ils sont du même quartier.

L’un est devenu fou depuis que son frère a été tué.

Juste une petite balle qui a atteint sa tête. Une toute petite balle.

Bal de corps.

Corps… main mimant un pistolet.

Corps exacerbés.

L’un implore au public :

« S’il te plaît patron, j’ai trop faim, là, mon frère danse depuis ce matin… »

Corps…

Entre joie et prostration.

Explosion et dépression.

Jeux d’enfants, jeux dangereux.

Un jeune fait les poubelles.

Glane des objets disparates, un sac en plastique, des bouteilles d ‘eau vides à l’intérieur.

Il est fier de son trophée.

Il trouve une tongue. Un parapluie.

Un peu plus tard, un autre adolescent le déguise… avec ce qu’il a récupéré : un T shirt rose, une barrette rose, un parapluie rose, deux chaussures dépareillées, l’une rose.

« Je vais t’emmener à un endroit où il y a plein de meufs. »

« Tu vas impressionner ta meuf, avec tout ça!»

Avec tous ces objets dérisoires ?

Tambours…

Afrique… là…

mais si loin…

Quatre jeunes filles, contorsions, danse africaine.

Soubresauts, secousses.

Corps rampant,

filles dansant,

Afrique. Racines.

Corps chavirant.

Negona, Grande Noire, caresse et bat le sol en rythme avec ses longues tresses. Racines.

Racines sur la tête.

Violence, encore. Corps qui se poussent, qui s’entrechoquent, qui se frappent.

Mort. Toujours là. Elle revient.

Véritable spirale. Carcérale.

Cela tourne en rond. Combats de rue. Quexada. Armada. Capoeira.

Corps tombant.

Difficile de se relever après tout ça.

Aracacu : « Les phrases de la vie, je continue à les lire. »

Tambours.

Décor sobre. Trois petites cases en bois avec fenêtres.

Les volets servent à jouer aussi de la percussion.

Fenêtres ouvertes puis fenêtres fermées … sur le monde ?

« Ouaille mon frère, j’suis tout seul, là. ». Sans sa bande.

Rencontre avec l’Amour. Elle est là, seule, assise, toute de rose pâle vêtue.

L’aborde, elle ne répond pas. Lui demande son nom.

Elle ne répond toujours pas. Il l’appelle la Muette. « Pince-à-linge ».

Se couche auprès d’elle, pose sa tête sur ses genoux.

Moment d’innocence fragile. Ephémère.

Têtes cagoulées. Corps agonisants.

Un corps tombe. Corps gisant.

Musique, tambours.

Un ballet de jeu de ballon mimé. Goal!

Corps qui s’échangent un ballon invisible. Goal!

Balle… qui redonne vie. Qui rebondit.

Corps d’un mort qui se relève. Corps qui se redressent.

Pied de nez à la Mort.

Jeunes débordants de vie, flirtant avec la Mort.

La Mort dans l’âme. Mordant la vie à pleines dents.

Mort là, toujours là, intransigeante.

Vie et Mort : un mariage impossible.

A la fin du spectacle un petit texte projeté nous informe qu’il y a 4000 morts par an dans l’Etat de Permambouc, au Brésil. Dix meurtres par jour. Les victimes sont des jeunes entre 15 et 25 ans vivant dans des quartiers pauvres. Tout cela est dû à un désengagement de l’Etat, aux inégalités sociales. La France et l’Europe peuvent être touchées par ce triste bilan.

Réaction et Réflexion

Un spectacle impressionnant. Création de théâtre, danse, percussions, Hip-Hop et Capoeira, dynamitée par de jeunes adolescents qui ne sont pas encore professionnels. Epoustouflant, lorsque nous apprenons qu’ils ont entre 16 et 24 ans. Ces jeunes viennent des favelas du Recife.

Une énergie et une vitalité hors normes ! Un talent incontestable! Ils sont capables de chanter, jouer du tambour, faire des acrobaties, danser, sauter… Ce spectacle est une métaphore des favelas, un « transfert » sur scène d’une âpre réalité, surréaliste, pour nous vivant en Europe. Nous voyons en direct, et non pas sur grand écran, un match Vie contre Mort.

Goal ! Qui gagne ?

Ces jeunes nous ont montré ce à quoi ils sont exposés au quotidien. Ils sont sortis de leur ghetto pour nous parler de leur enfer dans un langage poétique, physique, métaphysique. La violence est omniprésente.

Tous ces corps dansants ont su raconter en filigrane une histoire allant jusqu’aux origines de leur souffrance/ l’histoire d’un peuple opprimé… Ces corps sont les dépositaires d’une mémoire collective qu’ils ont su nous transmettre avec beaucoup de créativité. Il nous ont apporté un éclairage artistique sur la question.

Daniel Sibony a écrit dans son livre Le corps et la danse : « Danser, c’est interpréter le chaos en lumière – qui sera cyclée, rythmée par le mouvement du corps. »1

L’Art leur permet de transcender leur vie de tous les jours. Avec la danse, ils exorcisent un mal endémique. La magie opère.

Durant ce spectacle, deux hémisphères se rencontrent, le Nord et le Sud, et ce par le truchement du théâtre.

Nous, public occidental, sommes touchés par cette frénésie endiablée. Ces jeunes nous font vibrer au plus profond de notre être. Ils ont réussi à nous transmettre quelque chose, de la vie, de l’énergie. Pourtant leur réel est imprégné de mort. Nos sociétés occidentales, elles, baignent dans l’inhumanité et l’individualisme. Nous avons pu voyager, un peu, partager du rire, des larmes, de la danse, de la chaleur, une langue chuintante, chaude, douce, et la transe. Nous avons pu faire un tour de l’autre côté de la planète, aller vers un ailleurs, rencontrer des êtres différents… mais si humains!

Autour du spectacle

Après en avoir pris plein les yeux, nous décidons d’en savoir un peu plus autour de ce spectacle.

Voilà ce que nous avons trouvé sur le site de la Compagnie:

Créé au Brésil puis en Europe au printemps 2010, Magie Noire a tourné sur les deux continents avec 25 dates en 2010-2011. Ce spectacle a connu un tel succès qu’une nouvelle tournée a été programmée pour l’automne 2011. Il a été monté par Laurent Poncelet, metteur en scène de la Cie Ophelia Théâtre, avec des jeunes artistes des quartiers pauvres (favelas) de Recife au Brésil en partenariat avec l’ONG o grupo Pé No Chão, « les pieds sur terre », en brésilien. Ce dernier propose des ateliers artistiques aux jeunes et aux enfants dans les favelas de Recife (Pernambouc) avec des représentations et des performances dans les domaines du Hip-Hop, de la Capoeira, des percussions, des danses afro-brésiliennes. Et ce, pour permettre aux jeunes de sortir de la spirale infernale drogue-gang-violence par la pratique artistique et la redécouverte de leur identité culturelle et de leurs racines. Des moyens de lutter contre les injustices sociales. Cette démarche tient compte de l’histoire collective de tout un peuple, qui a connu l’oppression mais aussi l’énergie de la révolte et de la résistance.

Laurent Poncelet, avec sa Compagnie, cherche à faire vivre le théâtre au coeur de la cité, à rapprocher théâtre et population à travers des créations qui interrogent notre monde d’aujourd’hui. Il conduit, depuis 1996 des créations collectives avec des personnes en situation de précarité, en France et à l’étranger.

Voilà ce qui est dit un peu plus loin, dans un paragraphe intitulé « Matériaux sons et danses » qui nous a semblé particulièrement intéressant :

« Les mouvements sont souvent issus ou inspirés de l’afoche, du frevo, du coco, de la capoeira,… Leur sens est souvent relié à l’évocation d’une spiritualité ou des éléments (mer, vent,…) ou la survivance de pratiques rituelles et cérémonies originaires de l’Afrique. Elles peuvent aussi évoquer la lutte, la résistance face à l’oppresseur et aux puissants, avec référence à l’esclavage, au maniement de la machette dans les plantations de canne à sucre, au travail de la terre, … Le hip-hop est transformé, décalé, mixé de capoeira ou de danses afro. Pour en garder l’essence, un cri, un cri du corps face aux situations vécues, à l’oppression, un cri de libération. (…) »

Et Eric Latil, directeur du centre Culturel Paul Jargot, de dire : « Dans la pure tradition d’Augusto Boal, précurseur du théâtre de l’opprimé2, Laurent Poncelet a réussi avec brio un travail complexe : une création sociale et artistique avec de jeunes artistes exposés à ce qu’ils nous livrent et que la scène a ramenée sur le chemin de l’humanité ».

Et la « Magie Noire » ?

« La magie noire c’est peut-être ça – la force de vie de ces descendants d’esclaves africains qui bravent à la fois le destin, la misère, l’hyperviolence… Rire et pleurer, vivre et mourir… la magie noire de ces enfants de Recife échoués aux portes de la cité », de Jean Christophe Pain, France 3 Rhône-Alpes, 26 avril 2010.

 

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1p. 171, éd. Points « Essais »

2 Augusto Boal, dramaturge, écrivain, théoricien et metteur en scène brésilien, est le créateur d’une méthode développée dans son ouvrage Théâtre de l’opprimé (édition La Découverte/Poche) : l’activité théâtrale devient un outil efficace pour la compréhension et la recherche de solutions à des problèmes sociaux et personnels. Le public peut interrompre une scène et la jouer à son tour, proposant une réponse au problème exposé. D’être passif du phénomène théâtral, il se transforme en sujet, en acteur capable d’agir sur l’action dramatique. Il s’entraîne ainsi pour l’action réelle.